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« La Nuit américaine d’Angélique »


La nuit américaine, je l’ai vu à douze ans avec mon père, et à la fin du film j’ai su que je serais
comme Nathalie Baye, je serais scripte.


Personne ne sait en quoi consiste exactement le métier de scripte.


La nuit américaine de François Truffaut raconte les difficultés d’un tournage, les acteurs oublient
leur texte, le chat refuse de boire le lait, la femme du régisseur s’obstine à rester dans le
cadre, il y a des contretemps, des tensions, des aléas, des circonstances.


Être scripte, c’est avoir de la mémoire

c’est être disponible tard le soir pour le metteur en scène qu’on admire ou qu’on aime ou qu’on
croit qu’on admire alors qu’en fait on l’aime

c’est remplir le vide

c’est se rendre indispensable

garder le moral quand rien ne va

coucher à droite à gauche mais jamais pendant les prises

vivre intensément mais jamais entre les films

c’est maîtriser, contrôler, ne rien laisser au hasard.


Nous pourrions tous être scriptes si nous le voulions.


Nathalie Baye part dans son Austin Mini pour rejoindre un décor en extérieur, elle crève en route,
elle essaye de changer la roue parce qu’elle se prend pour Wonderwoman, l’accessoiriste passe par
là, il lui propose de l’aider, elle accepte à la fois pour la roue et pour le reste, ils finissent
tous les deux dans les fourrés mais c’est une scène qu’on ne verra pas.


Nous ne voulons pas tous être scriptes. Nous n’avons pas forcément envie de coucher avec l’acteur
Bernard Menez tel qu’il était en 1973.


Le vrai plaisir, ce n’est pas le sexe, c’est le plaisir de voir. Voir est un grand plaisir. Mais
dans le cinéma, certaines choses, par exemple les choses du sexe, restent invisibles. Le cinéma
nous empêche d’accéder à ce qui nous ferait le plus plaisir.


A l’époque j’habitais à Rouen, j’étais une oie blanche, je ne savais absolument rien sur la vie.
Mon père m’a montré ce film, je ne me souviens pas de ma mère, ils étaient sur le point de
divorcer, la seule chose que je savais c’est que je voulais que mon père m’aime et qu’il me le
montre.


Je ne sais pas pourquoi je me suis identifiée à Nathalie Baye, elle ne me ressemble pas, elle ne
ressemble pas à ma mère, elle ne ressemble à aucune femme de ma famille, je crois que je voulais
être scripte pour construire quelque chose avec une équipe quand tout autour de moi était en train
de se défaire.


Les enfants imaginent que leur père a quelque chose à leur dire. Ils imaginent que leur père
n’arrive pas à le leur dire. Ils imaginent que le cinéma dira quelque chose à la place de leur
père, que chaque film est une grande histoire parlée qui leur est directement adressée. Au lieu de
regarder les images, ils écoutent et écoutent encore comme s’ils entendaient enfin la voix de leurs
parents.


Le plus beau, c’est quand Nathalie Baye rejoint le metteur en scène dans sa chambre et qu’ensemble
ils parlent du tournage. Truffaut, qui joue le réalisateur, dicte à Nathalie Baye les dialogues
pour le lendemain, elle les tape à la machine, il est très tard. Dans la nuit elle longe les
couloirs de l’hôtel, je me souviens, elle seule dans le noir, glissant ses messages, ses feuilles
de dialogues, sous les portes des acteurs, c’est le métier que j’ai tout de suite eu envie de
faire.


Être scripte, c’est jouer le rôle de secrétaire, de messagère, de confidente.


J’ai revu le film une seule fois avec mon amoureux, enfin je n’étais plus une petite fille.

Nathalie Baye et François Truffaut se vouent corps et âme au cinéma. Mais dans la vraie vie, l’un
est mort et l’autre n’est pas scripte. Il faut donc revenir là où le cinéma prend fin, changer de
perspective, de cadre, d’objectif, admettre que l’existence ne s’engloutit pas tout entière dans la
lumière des projecteurs, que les zones d’ombre mènent loin des caméras, qu’il y a une vie après,
que les personnages nous emportent, nous séduisent, nous attirent et nous trompent, qu’il faut
rejoindre un pays qui est le nôtre, un désir qui est le nôtre en faisant le deuil de nos illusions.


Nous ne voulons plus être scriptes parce que nous ne voulons plus être les confidents de nos pères.